Réactualisation de la « damnatio memoriae »

Un débat de portée internationale agite en ce moment les bonnes consciences. Faut-il déboulonner les statues des personnes liées à la traite négrière et à l’esclavage ? La question se pose de manière particulièrement aiguë depuis le 7 juin dernier, lorsqu’un groupe d’activistes du mouvement Black Lives Matter a abattu la statue du marchand Edward Colston, avant de la précipiter dans les eaux sombres du vieux port de la ville de Bristol en Angleterre. A Neuchâtel, c’est la statue de David de Pury, généreux bienfaiteur de sa ville natale, qui est menacée du même sort. Une pétition pourvue de 2550 signatures a été déposée au mois de juillet à la chancellerie communale demandant que ce monument disparaisse de l’espace public pour être remplacé par une «plaque commémorative en hommage à toutes les personnes ayant subi et subissant encore aujourd’hui le racisme et la suprématie blanche». Cette semaine, à Zurich, c’est la figure d’Alfred Escher, considéré comme un des fondateurs de la Suisse moderne, qui est visée. Bien que lui-même n’ait pris aucune part directe à ce type de commerce, il doit selon le même genre d’activistes, assumer la part infamante de sa fortune héritée de son grand-père et son père. La question se pose autrement plus sérieusement pour des personnalités comme Louis Agassiz ou Carl Vogt qui prônaient de manière « scientifique » la hiérarchisation des races.

Place et monument de Pury en 1855

Dans l’histoire de la Rome antique, cette pratique visant à effacer des mémoires et des célébrations des personnalités entrées en déchéance, s’appelle la « damnatio memoriae ». Elle se traduit, par exemple, par la destruction des statues et le martelage des inscriptions portant le nom honni, voire, dans le cas de certains empereurs, allant jusqu’à la dégradation ou à la refonte de monnaies portant leur effigie. Dans la pratique cette procédure ne visait pas à une véritable disparition d’un nom dans l’histoire mais constituait seulement un acte symbolique pour marquer la réprobation publique du personnage et sa déchéance sociale. Si on examine attentivement le passé des nombreuses personnalités éminentes qui ont reçu après leur disparition le privilège d’être honorées par un monument public ou un nom de rue, je gage que bien peu passeraient sans critique l’épreuve de la probité à l’aune de la morale et de l’éthique contemporaines. Et en ce qui concerne les empereurs romains, en appliquant la grille de lecture actuelle, on ne verrait pas de grandes différences entre un bon princeps et un tyran. Tous mériteraient d’être condamnés sévèrement par la Cour européenne des Droits de l’Homme à Strasbourg ou la Cour pénale internationale de la Haye.


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